Entretien avec S.E.M Oleg Shamshur, ambassadeur d’Ukraine en France
L’Ukraine, pivot géopolitique de l’Europe de l’Est, est le théâtre d’une guerre avec la Russie
depuis 2014. Nous avons rencontré S.E.M Oleg Shamshur, ambassadeur d’Ukraine en
France, pour aborder l’avenir du pays, en croisant volonté géopolitique, construction
historique et enjeux contemporains.
Après l’entretien avec l’ambassadeur du Mozambique en France , Le Grand
Continent poursuit sa vaste enquête auprès du personnel diplomatique.
Comment percevez-vous la volonté du nouveau président
Zelensky de réformer en profondeur l’Ukraine ?
cette série, nous interrogeons les ambassadeurs étrangers en poste à Paris pour
les confronter sur les représentations géopolitiques de leurs pays respectifs.Dans cette série, nous interrogeons les ambassadeurs étrangers en poste à Paris pour
les confronter sur les représentations géopolitiques de leurs pays respectifs.
Comment percevez-vous la volonté du nouveau président
Zelensky de réformer en profondeur l’Ukraine ?
J’apprécie la détermination du président Zelensky ; sa volonté d’agir assez
rapidement avec efficacité et dans le but de mener des réformes, de les
approfondir et de les rendre irréversibles. Au cours de la première session
de la Verkhovna Rada et de la première session de travail du gouvernement,
il a énuméré les réformes principales.
Il prévoit la croissance économique de l’Ukraine, au moins 5 à 7 % par an,
c’est-à-dire 40 % sur cinq ans, et la création de plus d’un million de
nouveaux emplois en Ukraine. Le président Zelensky a également présenté
sa volonté de réformer les autorités judiciaires et les autorités chargées de
l’application des lois et de lutter contre la corruption et la contrebande. Il a
aussi annoncé son ambition d’élaborer et de présenter le projet de loi sur le
marché foncier avant le 1er octobre, d’adopter une loi correspondante et
une loi annulant le moratoire sur la vente de terrains.
Et puis il y a la privatisation à grande échelle et la modernisation des
infrastructure ukrainiennes – dont les voies ferrées et les autoroutes. Enfin,
nous avons la présentation aux investisseurs étrangers d’une liste de projets
nationaux intéressant tant l’investissement que la mise en oeuvre. Le
Parlement, ou le parti du président, comme ici En Marche, détient la
majorité vraiment écrasante a donc commencé à adopter les lois
nécessaires pour avancer sur la voie des réformes. On a déjà adopté la loi
sur les mesures prioritaires pour la réforme de parquet, la loi sur la
suppression de l’inviolabilité, la loi sur le soutien de l’État au cinéma
ukrainien etc.
Percevez-vous un certain décalage entre la volonté ukrainienne
d’intégrer l’Union européenne et l’enthousiasme des puissances
européennes ?
Tout d’abord j’aimerais dire qu’il y a deux aspects en ce qui concerne notre
politique d’intégration à l’Union européenne. Il y a, bien sûr, un aspect de
politique étrangère, mais il y a également un aspect civilisationnel. Pour
nous le but n’est pas simplement d’être membre à part entière de l’Union
mais véritablement de réformer, de démocratiser et de développer notre
pays selon les standards européens. Nous avons choisi définitivement un
modèle de développement. En 2014 nous avons passé le point de non retour
en ce qui concerne le choix en faveur de ce modèle européen basé sur les
valeurs démocratiques et l’économie de marché. Dans ce sens, notre
marche vers l’Union européenne passe par la réalisation de ce modèle.
Toutefois, nous sommes lucides. Nous sommes conscients qu’il y a
beaucoup de forces politiques au sein de l’Union européenne, ainsi qu’en
France, qui sont sceptiques à l’égard des nos perspectives européennes. Je
ne peux pas en être heureux mais j’en suis conscient et l’évolution de
l’association à l’intégration complète à l’Union reste notre but stratégique. Il
faut néanmoins maintenant se concentrer sur les réformes internes afin de
créer une somme critique des réformes nous permettant d’être encore plus
convaincants dans les discussions avec nos partenaires européens. L’Accord
d’association avec l’UE signé en 2014, est le meilleur programme des
réformes pour l’Ukraine.
En 2018, l’Union européenne est restée le principal partenaire commercial
de l’Ukraine avec plus de 40 % du commerce international total du pays en
biens et services, ce qui correspond à près de 50 milliards de dollars US.
L’année dernière, nos exportations vers l’UE ont augmenté d’un peu plus de
14 %, pendant que les importations de l’UE vers l’Ukraine ont augmenté de
quasiment 13 %. Sur les trois dernières années, le commerce entre notre
pays et l’UE a bondi de 60 % et ce en partie grâce à la signature de l’Accord
d’association entre l’Ukraine et l’UE. Cette année, on constate que les
tendances pour la croissance commerciale avec l’UE restent les mêmes avec
L’Europe est-elle donc toujours une priorité pour l’Ukraine ? Que
pensez-vous de la faisabilité d’un rapprochement avec l’Union
européenne dans le contexte actuel ?
Que pensez-vous de l’argument défendu par le président
Emmanuel Macron qui estime que la Russie doit être un membre
de l’institution afin de ne pas priver les citoyens russes de la
protection de la Cour européenne des droits de l’Homme ?
une augmentation de presque 7 % au premier semestre. Finalement, le total
des investissements des pays européens en Ukraine s’élevait à 24,7 milliards
de dollars américains en fin d’année dernière.
Comme je l’ai déjà dit, nous sommes déterminés à surmonter tous les
obstacles sur notre marche vers l’UE. Nous sommes déterminés à avancer
vers notre but stratégique, coûte que coûte. Je veux également ajouter que
nous sommes conscients que cette adhésion n’est pas pour aujourd’hui, pas
pour demain mais peut-être pour après demain. En parlant de contexte, je
voudrais dire aussi que nous tenons compte des problèmes actuels au sein
de l’UE. Nous souhaitons que l’Union trouve les réponses efficaces aux défis
les plus complexes. De même, une Ukraine réformée et forte sera un des
éléments clés d’une Europe réussie, stable et unie.
À mon avis, la décision de la réintégration de la Russie à l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe ne pourra pas produire d’autres
résultats que, de facto, soulager Poutine et même l’encourager à continuer
la politique agressive. Ceux qui espèrent que la réintégration de la
délégation russe dans l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
élargisse l’utilisation du recours à la Cour européenne des droits de
l’Homme pour les citoyens russes, sont malheureusement mal renseignés
par leurs conseillers.
Nous sommes d’ailleurs tous au courant que la Russie ne s’astreint pas
régulièrement aux décisions de la Cour. Et nous sommes bien conscients de
l’existence en Russie d’une interdiction d’exécution des arrêts de la Cour
européenne des droits de l’homme qui contredisent la Constitution russe –
la loi sur la priorité des décisions de la Cour constitutionnelle de la
Fédération de la Russie par rapport aux verdicts d’instances internationales
a été approuvée par la Douma d’État et le Conseil de la fédération en
décembre 2015. Donc, tous les recours faits par les citoyens russes, sont nuls
pour les pouvoirs russes. Ainsi, pour moi, ce premier argument est
inexistant.
Aussi, il suffit de comparer l’évolution de la situation en Russie après la
réintégration de leurs délégations pour me conforter dans cet argument : je
parle ici des manifestations démocratiques autour des élections municipales
à Moscou. C’est donc le résultat, entre guillemets, positif, de cette mesure.
Je pense, en général, que cette mesure, à savoir le retour de la délégation
russe, sans aucun pas de la part des russes pour remplir leurs obligations
vis-à-vis du Conseil de l’Europe, sans changement des comportements
agressifs et inacceptables de la Russie, c’était une faute grave. C’était une
faute grave et un coup dur pour le Conseil de l’Europe comme un des
garants principaux des Droits de l’Homme, du droit international en Europe!
Rappelons-nous que le 10 avril 2014, cette même Assemblée parlementaire
décide de condamner «sans réserve la violation de l’intégrité territoriale et de
la souveraineté de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie au
début du mois de mars 2014». Persuadés qu’il y a eu une grave violation des
principes fondamentaux du Conseil de l’Europe, ils se prononcent en faveur
de la suspension des droits de vote de la délégation russe. Est-ce que
quelque chose a changé depuis la prise de cette décision ? La Russie n’a pas
modifié une virgule de sa politique en Ukraine, elle continue d’annexer la
Crimée, d’entretenir la guerre dans le Donbass, de tuer nos citoyens, de
violer les droits de l’Homme. La résolution du Conseil de l’Europe exigeait
des gestes concrets sur l’Ukraine. Si cette organisation a pour rôle de
défendre les droits de l’Homme, les valeurs et la démocratie, je ne vois pas
Craignez-vous que la volonté affichée du président Emmanuel
Macron de renouer un dialogue entre la France et la Russie se
fasse aux dépens de l’Ukraine ?
Quelle est la place de l’Holodomor dans la constitution de
l’identité ukrainienne depuis le début de la guerre avec la Russie ?
une seule raison pour laquelle elle pourrait prendre la décision de
réintégrer la Russie dans l’Assemblée parlementaire.
Il faut toujours être conscient que, selon la mentalité russe, ce que nous
pouvons, nous, traiter comme compromis, est traité par les Russes comme
concession. Ces concessions encouragent seulement les pulsions agressives
de la Russie et je crains que ce ne soit aussi le cas pour cette décision.
En ce qui concerne la politique française, nous tenons compte des
déclarations claires et fermes des dirigeants français en ce qui concerne les
conditions à remplir par la Russie pour voir l’amélioration des relations. Le
président français a, à plusieurs reprises, qualifié la Russie d’agresseur.
Emmanuel Macron a également déclaré que, sans la mise en oeuvre des
accords de Minsk, le retour de la Russie au G7 sera considéré comme une
erreur stratégique et une preuve de faiblesse. Récemment, à Moscou, Jean-
Yves Le Drian a dit qu’aucun rapprochement durable ne se ferait entre la
France et la Russie sans progrès sur le dossier ukrainien. Nous en sommes
rassurés, mais je souligne que nous n’accepterons aucune décision élaborée
ou prise concernant l’Ukraine, faites et prises sans l’Ukraine, sans les
ukrainiens, contraire à nos intérêts nationaux. Pour nous c’est une ligne
rouge, et une ligne rouge en gras !
L’Holodomor, ou famine artificielle et génocidaire, pour nous c’était la plus
grande tragédie subie par le peuple ukrainien au XXe siècle : au moins 7
millions d’Ukrainiens ont été anéantis par le régime stalinien.
Avec la restauration de l’indépendance en 1991, l’Holodomor a été
découvert en quelque sorte par le Ukrainiens eux-mêmes. Car cette
Olexandre Danyliuk, secrétaire du Conseil de sécurité nationale
et de défense de l’Ukraine a annoncé vouloir organiser un Forum
afin d’attirer les investisseurs dans le Donbass et ainsi développer
la région. Pensez-vous qu’il y ait une réelle possibilité
d’amélioration de la situation régionale ?
information était soigneusement cachée par les autorités soviétiques.
Depuis, le travail de mémoire et d’étude continue et les révélations `sur
cette famine génocidaire de 1932-1933, retrouvées dans les archives, sont
choquantes. Mais en même temps c’est, pour la société ukrainienne, un
élément très important dans la formation de notre identité ukrainienne,
non seulement car c’est une tragédie mais également car c’est un mobile en
plus pour rejeter des principes soviétiques, des vestiges du soviétisme et du
communisme. Dès le début de notre guerre avec la Russie, en 2014 nous
tenons compte du fait que le régime russe a choisi la voie de la presque
réhabilitation de Staline, plus grand bourreau du peuple ukrainien. La lutte
contre l’agression russe forge aujourd’hui l’identité ukrainienne. C’est aussi
la conscience de vouloir défendre sa liberté, son indépendance et les
valeurs démocratiques.
Dernièrement, c’était il y a deux ans, à l’occasion du 85e anniversaire de
l’Holodomor, le Parlement ukrainien a envoyé une lettre aux Parlements des
pays démocratiques amis, notamment la France, contenant une demande
de reconnaissance de l’Holodomor comme génocide du peuple ukrainien.
17 pays reconnaissent aujourd’hui l’Holodomor comme un acte de génocide,
le Parlement européen a d’ailleurs reconnu l’Holodomor comme « crime
contre l’humanité ».
Le rétablissement du Donbass est l’une des priorités du président Zelensky,
comme en témoigne l’organisation de la Conférence sur l’investissement
que vous avez mentionné.
Nous avons beaucoup souffert à cause de l’agression russe, non seulement
de la perte de 13 000 Ukrainiens à la suite de la guerre déclenchée et menée
par la Russie mais aussi de beaucoup de richesses. 20 % de notre PIB a été
détruit à la suite de l’agression russe. La zone des combats dans le Donbass,
surtout les zones non contrôlées par les autorités ukrainiennes, est une
zone de désastre ; beaucoup d’infrastructures, beaucoup de bâtiments et
d’usines sont totalement détruits. Beaucoup de machines sont dérobées par
les Russes.
Au fil du temps et depuis 2014, nous sommes devenus beaucoup plus
efficaces dans nos efforts militaires; nous avons réussi à arrêter la
progression russe. Nous essayons également d’assurer le développement
dans le Donbass dans les zones contrôlées par les autorités ukrainiennes.
C’est pourquoi nous avons décidé de convoquer cette réunion.
Nous voyons l’intérêt des investisseurs français pour le développement de
cette région. Un certain nombre de projets y sont déjà mis en oeuvre ou sont
en cours de réalisation, notamment un projet d’investissement dans le
secteur de l’eau potable à Marioupol. En face de cette problématique, on
trouve une volonté de développer des projets humanitaires et il y a
également des projets intéressants pour la communauté d’affaires française.
Je peux par exemple citer les contrats signés par Air Liquid avec une
entreprise ukrainienne de 80 millions d’euros ; c’est donc important ! C’est
pourquoi nous pensons aussi qu’il sera intéressant pour les milieux
d’affaires français et européens, et peut être même américains, d’investir
dans le Donbass. Nous voulons démontrer davantage les perspectives de
développement de cette région et les initiatives qui y sont menées.
Bien entendu, la sécurité de la région revêt une importance primordiale.
C’est pourquoi, au niveau diplomatique, l’Ukraine veut redynamiser les
processus de Minsk et mettre en oeuvre complète des arrangements de
Minsk. Maintenant l’Ukraine travaille sur le désengagement des troupes
dans le Donbass afin de parvenir à un cessez-le-feu global. Nous attachons
aussi une grande importance à la mobilisation des efforts internationaux
pour garantir la sécurité et la liberté de navigation dans le détroit de Kertch,
la mer Noire et la mer d’Azov.