Oleg Shamshur, l'ambassadeur ukrainien à Paris. (Sipa)
Le 22 février 2014, l’Ukraine basculait dans une nouvelle ère : le Président Ianoukovitch fuyait Kiev après plusieurs semaines de manifestation et de violences à Kiev. Dans le même temps, les soldats russes débarquaient en Crimée, qui passera sous le giron de Moscou moins d’un mois plus tard. En avril, c’est l’est et la région du Donbass qui s’enflammait. Trois ans après cette révolution de Maïdan, deux ans après la signature des accords de Minsk censé pacifier le conflit dans le Donbass, l’ambassadeur d’Ukraine à Paris, Oleg Shamshur, explique au JDD, sur ce qui a été accompli et ce qui reste à accomplir dans son pays. Alors qu’une nouvelle trêve entre armée ukrainienne et combattants séparatistes devrait entrer en vigueur ce lundi, il revient aussi les violences de ces dernières semaines et la manière de les enrayer.
Comment expliquez-vous la recrudescence de la violence ces dernières semaines dans l’est de l’Ukraine?
Je n’étais pas surpris. La situation dans le Donbass reste très instable et dangereuse. Selon nos informations, les violences qui ont eu cours fin janvier dans la ville d’Avdiivka étaient le résultat de provocations russes. L’armée ukrainienne a simplement réagi à ces agressions. S’en est suivi des combats. 18 soldats ukrainiens et 3 civils y ont perdu la vie. Il y a eu aussi beaucoup de blessés, des infrastructures ont été détruites. Nous avons fait face à une catastrophe humanitaire. Cette violence est résiduelle : il y a du côté séparatiste toujours des tirs, toujours des armes lourdes dont la présence est interdite par les Accords de Minsk.
Mais, dans d’autres zones du Donbass, vers Marioupol notamment, c’est l’armée ukrainienne qui attaque…
Nous sommes dans des zones de guerre. Nous faisons l’objet de provocations incessantes. Nos forces sont contraintes de riposter. Nous ne pouvons pas rester des cibles immuables pour les séparatistes. Reste que nous, nous respectons les accords de Minsk.
"C’est notre terre qui est en jeu"
Vous n’avez pourtant pas non plus retiré vos armes lourdes dans les zones définies par les accords…
Nous les avons retirées mais quand les séparatistes utilisent des lance-roquettes, nous devons riposter. C’est notre terre qui est en jeu, notre population et nous devons les protéger. Il y a déjà eu 10.000 morts dans cette guerre, beaucoup de blessés y compris parmi les civils.
Selon vous, combien de combattants russes sont présents dans le Donbass?
Environ 6.000 hommes appartenant aux forces régulières russes. Certaines de ces forces ont été en partie retirées récemment mais il faut savoir que les autorités ukrainiennes ne contrôlent pas les 420 km de frontière avec la Russie. Il existe donc un trou noir énorme et Poutine peut ainsi à tout moment fournir aux séparatistes de nouvelles forces, de nouvelles armes, en continu et à volonté. Les Russes ont aussi formé deux corps d’armée en territoire ukrainien. Ils sont constitués de forces régulières russes, de mercenaires, de volontaires, de séparatistes. Cela équivaut à environ 43.000 hommes. C’est énorme!
«Nous ne pourrons pas récupérer la Crimée par la force, mais il faut utiliser tout l’arsenal diplomatique pour le faire»
Quels objectifs poursuivraient les séparatistes en vous attaquant?
C’est Poutine qui mène le jeu. C’est lui qui a toujours l’initiative stratégique. Son but est toujours le même : le contrôle total sur l’Ukraine. Quand il a la possibilité d’avancer, il attaque. Quand il veut la jouer plus diplomate, il utilise d’autres moyens. Mais nous avons réussi à mettre sur pied des forces de défense assez efficaces. C’est pourquoi M. Poutine n’avance plus. Mais une confrontation directe avec la Russie est toujours possible.
Une loi a été votée récemment pour que certains échanges économiques entre le Donbass et le reste de l’Ukraine puissent avoir lieu. Or, des mouvements nationalistes empêchent que ces échanges aient lieu. Que pensez-vous de cette situation?
Ce sujet a été vivement discuté en Ukraine. Les actions entreprises dernièrement sont contre-productives et même lamentables. C’est une situation certes difficile à digérer pour certains mais elle répond à une nécessité économique. Nous avons besoin de charbon de haute qualité (produit dans le Donbass, ndlr) pour nos centrales énergétiques.
Avez-vous encore en tête de récupérer la Crimée?
Ce problème sera long à résoudre. Nous n’avons pas accepté le résultat de ce référendum de rattachement de la Crimée à la Russie car il a été fait alors que les chars et fusils russes étaient dans les rues. Ce référendum n’a donc aucune force juridique. Il est clair que nous ne pourrons pas récupérer la Crimée par la force. Mais il faut utiliser tout l’arsenal diplomatique pour le faire, user aussi des sanctions à l’encontre de la Russie. Mais c’est un problème très complexe.
Selon vous, comment la population ukrainienne voit-elle les territoires séparatistes aujourd’hui ? Des territoires étrangers ou des territoires à reconquérir?
La majorité pense que ce sont nos terres et qu’elles sont provisoirement occupées par les Russes et leurs pions séparatistes. Nous voulons réinstaurer l’intégrité territoriale du pays. Parfois, j’ai le sentiment que les Français et les Européens ne comprennent pas pourquoi nous nous battons contre la principale force de la région. Mais les événements de 2013-2014 ont créé un élan patriotique inédit dans le pays. Bien sûr, Poutine a voulu diviser le peuple ukrainien. Mais nous sommes plus unis que jamais. Pour assurer la stabilité de l’Europe, il faut arrêter Poutine. Et il faut l’arrêter en Ukraine.
«Malgré tous ses défauts, l’Otan reste le système le plus efficace pour assurer notre sécurité»
Et comment l’arrêter? Avec des sanctions?
Il faut créer une synergie entre plusieurs moyens : les moyens politiques et diplomatiques, ce qui est actuellement le cas avec le format Normandie et le processus de Minsk. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi des moyens de coercition : maintenir et renforcer les sanctions appliquées par l’Union européenne. Elles sont efficaces. Il faut aussi renforcer la coopération dans le domaine militaire avec l’Ukraine. Nous ne voulons pas de soldats étrangers sur notre sol mais seulement avoir des moyens de nous défendre car l’armement russe est bien supérieur au nôtre. Enfin, il faut supporter l’Ukraine dans son processus de réformes et dans cette période économique difficile. Ce n’est que comme cela qu’on arrêtera l’expansion russe. Parallèlement, cela permettra la reconstitution du système de sécurité européen.
Vous comptez davantage sur la défense européenne que sur l’Otan?
Je n’oppose pas ces deux systèmes. Malgré tous ses défauts, l’Otan reste le système le plus efficace pour assurer notre sécurité.
"Je rejette en bloc l’idée que l’Ukraine ferait du surplace"
L’Ukraine a-t-elle vocation à y entrer?
J’ai toujours été un atlantiste. Le régime de Ianoukovitch (président de 2010 à 2014) essayait d’introduire l’idée que l’Ukraine était un pays non-aligné, neutre. Nous avons vu le résultat ! Aujourd’hui, l’adhésion à l’Otan est notre but stratégique. Mais nous sommes réalistes, nous connaissons la situation interne à l’Otan. Donc la question n’est pas sur la table. Nous nous concentrons d’abord sur les réformes de notre armée, de notre appareil sécuritaire. Une Ukraine réformée, démocratique, forte notre expérience stratégique, serait un atout majeur pour l’Otan. Les sondages disent que 54% des Ukrainiens sont favorables à cette adhésion.
Mais en disant cela, vous ne faites qu’attiser le courroux russe…
A propos de l’attitude à tenir avec les Russes, il existe un débat : faut-il jouer l’apaisement, faut-il s’arranger avec la Russie de Poutine pour garantir la paix en Europe? Ou alors faut-il faire en sorte que la Russie respecte les règles? Je pense que ce n’est qu’avec cette deuxième option que les choses avanceront. Sinon, nous serons dans ce cercle vicieux pour l’éternité.
Donald Trump ne semble pas très désireux de voir l’Otan se renforcer. Cela vous inquiète-t-il?
On verra bien. Nous sommes qu’au début de son mandat.
«Nous avons fait davantage en deux ans que pendant les 23 années précédentes»
L’Ukraine se réforme-t-elle assez vite?
Nous avons fait davantage en deux ans que pendant les 23 années précédentes. Le retard était tel que nous avons dû réformer dans tous les domaines. Bien sûr, il y a l’idée que ces réformes ne marchent pas. Certaines ne vont sans doute pas assez rapidement. Mais il ne faut pas oublier que nous sommes en guerre, que nous n’avons pas beaucoup de ressources financières, humaines, intellectuelles, matérielles. Donc c’est une tache énorme. Mais je rejette en bloc l’idée que l’Ukraine ferait du surplace. C’est un Etat en transformation, qui avance. Un exemple : la lutte contre la corruption. Bien sûr, la corruption est toujours un problème important. Moi, j’appartiens au service public depuis 1993. J’ai toujours entendu dire que la lutte contre ce fléau était une priorité. Eh bien pour la première fois, je vois des pas réels dans ce domaine. Nous avons réussi à passer les lois nécessaires pour créer les mécanismes de cette lutte. Donc ça commence à marcher.
Le peu de renouvellement dans l’administration ou dans le personnel politique depuis Maïdan ne freine-t-il pas ces réformes?
C’est un problème partout en Europe. Il y a un décalage entre élites et population. A l’issue de Maïdan, nous voyons l’émergence de leaders politiques nouveaux. Nous allons sans doute les voir émerger à l’occasion des élections présidentielle et législatives de 2019. Mais j’ai pu aussi voir arriver de nouveaux hauts fonctionnaires et je me suis impressionné par leurs qualités. Ces jeunes sont compétents, plein d’audace.
Comment expliquez-vous la très faible popularité du Président Porochenko?
Le processus de réformes est toujours difficile à mener. Pour cela, il faut de l’audace, ne surtout pas penser à sa popularité mais plutôt aux choses que l’on peut apporter à la nation.